- NÉO-RÉALISME ITALIEN
- NÉO-RÉALISME ITALIENLe néo-réalisme désigne le mouvement culturel qui se développe en Italie dès la fin du fascisme et qui témoigne d’un intérêt soutenu pour la réalité socio-économique du pays. Il concerne la littérature, le cinéma, les arts, mais, pour ces derniers, on parle plutôt de réalisme. D’une ampleur considérable, il n’a pas constitué une école ayant sa doctrine codifiée ou son manifeste. Dans la diversité de ses productions, on retrouve cependant une commune adhésion aux problèmes immédiats de la société, l’aspiration à une culture globale qui ne sépare pas les activités humaines, la volonté de toucher un public très large en opposition avec les expériences élitistes de la prosa d’arte ou du calligraphisme qui marquent la période d’avant guerre.Histoire d’un motLe mot «néo-réalisme» fait son apparition dans la critique littéraire en 1929 au lendemain de la publication des Indifférents d’Alberto Moravia. Il calque l’expression allemande Neue Sachlichkeit et qualifie certains aspects des romans dont la thématique bat en brèche la vision stéréotypée que donne de la réalité la propagande du régime. Ainsi de Gens d’Aspromonte (1930) de Corrado Alvaro, Trois Ouvriers (1934) de Carlo Bernari. En 1934, dans un article intitulé Aspects du néo-réalisme , Francesco Jovine, qui en 1950 participera au mouvement avec Les Terres du Saint Sacrement , note: «Contre une littérature vide de contenu, réduite à de vains exercices stylistiques, on tente d’en opposer une autre qui tirerait de la réalité présente ses raisons de vie »; mais il ajoute: «Pour échapper à la rhétorique de la pure forme, les néo-réalistes nous menacent d’une autre: celle du contenu.» Un an auparavant, le critique littéraire et cinématographique Umberto Barbaro avait déclaré: «Je conçois l’art en profonde connexion avec la vie [...] et cela me fait préconiser une production engagée, problématique, riche de contenu.» Dans l’immédiat après-guerre, l’opposition contenu-exercices stylistiques deviendra un critère d’interprétation et de jugement. Italo Calvino ne manquera pas de s’y référer dans sa Préface de 1964 au Sentier des nids d’araignée .Au début des années trente, le terme néo-réalisme s’étend au domaine cinématographique. Umberto Barbaro, qui l’avait utilisé pour caractériser aussi bien un filon de la littérature soviétique que la nouvelle littérature européenne, le reprend dans la Préface à sa traduction de Sujet cinématographique de V. Poudovkine. La référence à la Neue Sachlichkeit est explicite et demeure présente dans la revue Cinematografo à laquelle il collabore. Mais l’emploi du mot est ambigu: il indique une tendance réaliste qui se fait jour en même temps qu’il en souligne l’absolue nouveauté. Ajoutons à cela les discussions sur la spécificité du cinéma. «Le cinéma a une tare réaliste: la photographie», écrit Giacomo Debenedetti en 1931. «Mais cette tare apparente constitue précisément sa force et le greffe sur les péripéties les plus vivantes du monde contemporain. Une formule approximative a baptisé réalisme intégral la direction dans laquelle s’est engagé l’art narratif le plus grand et le plus novateur de ces dernières années.» Tournage en décors réels, vraisemblance humaine et sociale: c’est dans cette voie que le cinéma devait s’engager s’il voulait être cohérent avec ses caractères propres. 1935 voit la création par Mussolini du Centre expérimental de cinématographie. L’enseignement du Centre, sa revue Bianco e Nero que dirige Luigi Chiarini, les ciné-clubs universitaires, la revue Cinema animée par le futur metteur en scène Giuseppe de Santis deviennent des lieux de débats passionnés. «On traduisait, on commentait ex cathedra les grandes œuvres théoriques d’Eisenstein, de Poudovkine et surtout de Béla Balász qui avaient posé les problèmes du langage cinématographique en fonction d’un art réaliste», écrivent Raymond Borde et André Bouissy. Dès 1932, Barbaro ne parle plus que de réalisme, terme qui efface les traces de l’emprunt originaire. Le mot néo-réalisme connaît encore quelques emplois sporadiques avant de réapparaître dans la critique littéraire au début des années quarante. Quant au cinéma, si l’on en croit Luchino Visconti, «le terme néo-réalisme naquit avec Ossessione . Ce fut lorsque de Ferrare j’envoyai à Rome les premiers rushes du film à mon monteur, Mario Serandrei. Quelques jours plus tard, il m’écrivit pour m’exprimer son approbation. Et il ajouta: je ne sais comment je pourrais définir ce type de cinéma autrement qu’en l’appelant néo-réaliste». Nous sommes en 1942. En 1944, quatre mois après la fin de l’occupation allemande, Roberto Rossellini tourne Rome, ville ouverte . La grande saison du néo-réalisme est commencée.Continuité ou rupture?Certains partages se donnent pour évidents. Ainsi de l’année 1945, avec d’un côté les désastres de la guerre, de l’autre le sentiment aigu d’un effondrement et aussi de la fin d’une époque. Aussi les contemporains des événements vont-ils mettre en œuvre cette notion de rupture. Le néo-réalisme se trouverait donc ramené à une brutale liquidation des faux-semblants: sous l’Italie gentille et fraternelle de Camerini, il n’aurait plus été possible d’ignorer la misère, le chômage, et les intellectuels se seraient vus contraints de dévoiler une partie de la réalité italienne. Cette théorie s’est imposée dans l’atmosphère de la reconstruction et des premiers affrontements entre les partis de la Résistance. Elle a prédominé jusqu’aux années soixante. À mesure qu’on s’éloigne, l’évidence de la coupure s’estompe. On cherche alors à fonder la discontinuité en se référant davantage à des transformations économiques qu’à des faits politiques, et on met en relief une double coupure intervenant d’abord dans les années trente, puis à la fin des années cinquante (début de la letteratura dell’azienda ). Mais l’idée d’une modification radicale trouvant chez les intellectuels un miroir réfléchissant n’est pas mise en cause. En fait, le néo-réalisme est à la fois le produit d’une possibilité inscrite dans le champ culturel italien avant la guerre et des événements historiques. Dès 1940, une offensive se développe dans le cinéma pour modifier les procédés expressifs: on salue les signes du changement dans la reprise d’un style documentaire. Blasetti, auteur d’un film d’évasion en 1941 et de Quatre Pas dans les nuages en 1942, en est un exemple: ici l’orientation réaliste ne comporte pas de visée politique. Par ailleurs, au moment où l’Italie entre en guerre, la production documentaire reçoit une aide financière accrue de la part de divers organismes officiels comme l’Institut Luce et le Centre de cinématographie de la marine qui produit le premier film de Rossellini. Un article de Cinema en 1940 appelle à commencer «la documentation de notre guerre». Rome, ville ouverte sera cela: une vision pessimiste y est omniprésente. Les allusions politiques sont rares et la guerre apparaît, en soi, comme une sorte de rachat. C’est le contexte historique, c’est le savoir du spectateur qui soutiennent une lecture idéologique allant dans le sens de la prise de conscience. Avant que la Résistance ne devienne un facteur de cristallisation, on peut penser que le conflit interne au champ culturel va amener par sa propre dynamique l’utilisation de procédés relativement nouveaux. L’histoire vient relayer un «conflit» local et le transforme en enjeu politique.Néo-réalisme littéraireAprès la Libération, les revues marxistes, qui jouissent d’une grande notoriété, lancent la bataille pour une société et une culture nouvelles. Mémoires et témoignages de la Résistance paraissent grâce au soutien actif des associations nationales des partisans. Les récits, à la limite du reportage, abondent. Ils racontent la retraite de Russie, la prison, la captivité, la déportation. Les quotidiens de gauche, notamment L’Unità , publient des récits de jeunes écrivains engagés (I. Calvino, M. Venturi, A. Meluschi, G. Caproni). La vérité du document s’impose contre la fiction romanesque ou du moins contre une écriture qui ne refléterait pas la réalité. Pris entre la poussée des événements et la nécessité de s’opposer à l’image traditionnelle de l’intellectuel isolé dans sa tour d’ivoire, l’écrivain est amené à représenter un contenu socialement marqué, mais on constate qu’il privilégie les situations les plus insupportables, qui sont aussi les plus dramatiques au sens rhétorique, donc susceptibles de réunir dans un même élan humanitaire les esprits les plus divers. Le populisme caractérise de nombreux récits. Thèmes fréquents, l’opposition ville-campagne, les quartiers urbains et les rues misérables dont la représentation est très souvent chargée d’adhésion sentimentale: Le Quartier (1945), Chronique familiale (1947), Chronique des pauvres amants (1947) de V. Pratolini ; Naples guerre et paix (1945), Speranzella (1949) de C. Bernari; Le Pain dur (1946) de S. Micheli; Spaccanapoli (1947) de D. Rea; La Romaine (1947) d’A. Moravia. Une tendance à la fragmentation chronologique et linéaire des faits s’affirme. Dans Le Sentier des nids d’araignée (1947), Calvino choisit pour personnages les marginaux, les exclus de l’histoire. Entre eux et le lecteur la distance est trop grande; aussi l’auteur confie-t-il à un enfant abandonné à lui-même la fonction d’intercession. C’est avec les yeux de Pin que nous pénétrons dans ce microcosme du vieux Gênes. La narration à la troisième personne se déroule au présent. D’où un effet d’immédiateté, semblable à celui des films néo-réalistes: nous sommes dans la rue, à hauteur du protagoniste.La victoire de la Démocratie chrétienne aux élections de 1948 et le début de la guerre froide marquent une inflexion: le néo-réalisme devient un lieu d’affrontement politique. Le cinéma néo-réaliste surtout fait l’objet de violentes discussions au Sénat, puis à la Chambre au printemps de 1949. La notion de réalisme socialiste, une certaine lecture des textes gramsciens, la pensée de G. Luckács – notamment sa distinction entre narrer et décrire – fournissent les bases théoriques d’une grammaire néo-réaliste. L’application d’un modèle narratif et idéologique transparaît dans Agnès va mourir (1949) de Renata Vigano’ et dans Les Terres du Saint Sacrement de Jovine. La parution en 1955 de Metello de Pratolini provoque une célèbre querelle sur le réalisme. Mais, avant qu’une polémique ne s’engage à son sujet, d’autres initiatives viennent amplifier le courant: enquête de la R.A.I., lancement des Gettoni (jetons) chez Einaudi, collection destinée à accueillir des écrivains occasionnels à côté des professionnels. Ce qui a fait le «halo» du mouvement, c’est aussi la nuée de petits auteurs qui ont eu la possibilité d’être publiés.Au milieu des années cinquante, une crise à l’intérieur du marxisme renouvelle la réflexion. De jeunes intellectuels fondent à Bologne la revue Officina . Pier Paolo Pasolini, l’un des rédacteurs, publie en 1955 Les Ragazzi , qui met en scène le sous-prolétariat dans les bidonvilles de Rome. La crudité du récit s’accompagne d’un plurilinguisme qui rend ardue la lecture et qui traduit la volonté d’expérimentation, seule garantie d’un engagement quasi existentiel. L’exigence réaliste demeure vivace mais s’exprime autrement. En 1958, Le Nuage de smog , de Calvino, annonce l’irréalité quotidienne. La ville n’est plus l’objet qu’il faut s’approprier, le lieu de la prise de conscience; c’est l’univers du travail aliéné, du smog qui habite l’être comme une phobie et qu’il faut expulser pour en saisir le sens. Dernier sursaut du néo-réalisme sans doute, La Storia d’Elsa Morante (1974). Par son sujet, le choix des milieux et des personnages, son projet de roman populaire, La Storia renoue avec un courant qui plongeait ses racines dans une Italie rurale complètement transformée, en 1974, par le boom économique.Une expérience de cinéma socialParmi les caractéristiques du cinéma néo-réaliste, on cite souvent le tournage en décors réels, le recours à des acteurs venus du music-hall ou à des non-professionnels et le refus du changement brusque de cadrage. Dès 1940, dans la revue Cinema , Cesare Zavattini préconise «le film de l’homme qui dort, le film de l’homme qui se dispute, sans montage et j’oserais dire sans sujet». Et il ajoute: «Les choses immobiles deviennent spectacle lorsqu’on les soumet à une attente prédisposée.» En 1953, pour le film à sketches L’Amour dans la ville , il en arrivera à la théorie de la caméra invisible (buco nel muro , pedinamento : trou dans le mur, filature), l’image devant coïncider avec le flux de la réalité. Umberto D (1952), fruit de la collaboration de De Sica-Zavattini, est sans doute le meilleur exemple d’une poétique qui a trouvé son point d’équilibre.Suivre le plus longtemps possible un objet sur le même plan permet de créer un espace englobant, fortement présent. Comme c’est l’espace de la quotidienneté, le spectateur peut s’orienter même s’il n’a aucune expérience de la situation. Ainsi dans La terre tremble (1947) de Visconti. Dans la scène du salage des anchois, la caméra se promène de rire en rire: les gens sont proches, ils se parlent. Lors du baptême des barques, elle va d’une tête à l’autre, puis s’approche du visage décrépit de la marquise: là aussi, personnages et actions sont intégrés dans un espace parfaitement définissable. Le panoramique reproduit le mouvement du regard. Ce système expressif est intimement lié au choix thématique. Filmer des situations réelles a été une exigence profondément ressentie. Visconti a travaillé pendant six mois dans le village sicilien, il a recruté sur place ses interprètes qui, à partir d’un canevas, ont improvisé son texte. Giuseppe de Santis a mené une véritable enquête sur le fait divers qu’il présente dans Onze heures sonnaient (1947): à côté des acteurs principaux, certaines figurantes sont des jeunes filles qui ont assisté à l’écroulement de l’escalier qu’elles avaient encombré pour répondre à une offre d’emploi.Le cinéma néo-réaliste a voulu mobiliser l’opinion publique sur les questions les plus urgentes. D’abord la guerre et ses séquelles. Giorni di gloria (1945) est un montage documentaire sur la lutte des partisans. En 1946 sortent Paisà de Rossellini, Le soleil se lèvera encore d’Aldo Vergano, Un jour dans la vie d’Alessandro Blasetti, Vivre en paix de Luigi Zampa, Le Bandit d’Alberto Lattuada, Sciuscià de Vittorio de Sica, où la volonté de documenter se transforme en dénonciation impitoyable. En 1947, on tourne Sans pitié de Lattuada, rare exemple de montage court, Tombolo, paradis noir de Giorgio Ferroni, Sous le soleil de Rome de Renato Castellani et Jeunesse perdue de Pietro Germi.À partir de 1947, la question agraire et méridionale et le sous-emploi urbain retiennent surtout l’attention. Ce n’est pas d’un Voleur de bicyclette (1948) mais de voleurs qu’il s’agit dans le film de De Sica-Zavattini: le pluriel italien (Ladri di bicicletta ) renvoie au chômage, partout présent. Le banditisme méridional est évoqué dans Au nom de la loi (1948) de Pietro Germi. De Santis raconte l’histoire d’une coopérative du Nord dans Chasse tragique (1947); avec Riz amer (1948), il concilie un mélodrame à quatre personnages et l’exploration presque documentaire du travail des mondine dans la vallée du Pô; dans Pâques sanglantes (1949), il dénonce les rapports sociaux dans la campagne autour de Montecassino. De son côté, Lattuada réalise Le Moulin du Pô (1948).L’évolution économique et sociale de l’Italie des années cinquante se manifeste dans le changement d’intérêt des cinéastes qui se tournent vers les couches moyennes, leurs contradictions, leurs difficultés matérielles et morales: Umberto D , Le Manteau de Lattuada, I Vitelloni de Federico Fellini (qui avait débuté comme scénariste de Rome, ville ouverte et avait collaboré à plusieurs scénarios des films de Lattuada), Bellissima de Visconti. Action et décor sont indissociables. Le Voleur de bicyclette nous donne une coupe topographique de Rome à partir de la banlieue nord-est jusqu’au Tibre: cette traversée est à la fois l’intrigue du film et le document d’une réalité. Avec Umberto D , c’est l’explosion urbaine qui chasse les anciens habitants à l’extérieur de la ville. L’employé retraité aux fins de mois difficiles, qui s’accroche à un quartier où il ne peut plus vivre, est le déchet d’une société en pleine mutation.Par sa diversité et sa richesse, par les polémiques qu’il a suscitées, le cinéma néo-réaliste prédomine pendant une quinzaine d’années. Si le courant s’exténue, son influence survit dans une nouvelle génération de cinéastes: Ermanno Olmi (L’Emploi , 1961; Les Fiancés , 1963), Francesco Rosi (Le Défi , 1958; Salvatore Giuliano , 1961), Pier Paolo Pasolini (Accatone , 1961; Mamma Roma , 1963), Marco Ferreri (L’Appartement , 1960; La Petite Voiture , 1961), Vittorio de Seta (Des bandits à Orgosolo , 1961). Son rayonnement à l’étranger n’est pas moins grand. On peut signaler entre autres: La Cité sans voiles (1948), Les Bas-Fonds de Frisco (1949), de Jules Dassin; pour certain jeune cinéma américain: Medium Cool (1969) de Haskell Wexler, Alice’s Restaurant (1970) d’Arthur Penn, Panique à Needle Park (1971) de Jerry Schatzberg. Pour le cinéma japonais: Okasan (1952) de Mikio Naruse, Feux dans la plaine (1960) de Kon Ichikawa, Vivre (1952) et La Barbe rouge (1965) d’Akira Kurosawa. Pour le cinéma indien: Pather Panchali (1955) de Satyajit Ray.
Encyclopédie Universelle. 2012.